Les ophtalmologistes ont l’année 2050 en ligne de mire : c’est l’horizon à partir duquel la myopie touchera la moitié de la population mondiale, selon les projections d’une importante étude synthétique sur la prévalence de la maladie (c’est-à-dire le nombre total de cas d'une maladie donnée), publiée en 2016 dans la revue Ophtalmology. La myopie est un trouble de la vision. Elle se traduit par une vision floue de loin et une vision nette de près, de telle sorte que les personnes myopes peuvent lire ou écrire sans lunettes (voir NOTA BENE 2 : divers degrés de myopies). Les myopies fortes devraient représenter 10 % des cas. Ces taux élevés, en progression depuis plus de vingt ans et bien avant le boom des écrans, ne sont pas uniquement liés à des causes génétiques.
Variations selon les régions
Leur hausse a conduit les spécialistes et les sociétés savantes ophtalmiques à qualifier d’ « épidémie » (bien qu’il n’y ait ni virus ni contagion) cette prévalence de la myopie – et en particulier de la myopie forte -, qui est une source importante de malvoyance. L’Organisation mondiale de la santé a déjà tiré la sonnette d’alarme et en a fait un problème de santé publique. En France, un établissement dévolu à la myopie pathologique (recherche et dépistage des jeunes enfants), adossé à l’hôpital Fondation Adolphe de Rothschild (Paris), l’Institut français de myopie (IFM), a ouvert ses portes en 2024. Pour autant, les enjeux de cette problématique restent mal connus d’un certain nombre de professionnels de santé et du grand public. Élise Philippakis, praticienne hospitalière et référente filière rétine à l’IFM, précise d’emblée : « Les courbes estimées de la myopie à l’échelle 2050 sont variables d’une région du monde à l’autre. En Asie du Sud-Est, en Chine et au Japon, les taux varient de 50 à 95 %. Et ceux de myopie forte y sont donc également beaucoup plus importants. Au contraire, en Afrique centrale, il y a très peu de cas de myopie et, a fortiori, de myopie forte. Dans les pays caucasiens, la tendance globale est aussi à la hausse, mais de façon plus modérée qu’en Asie. En France, le taux de myopie moyenne atteint déjà 50 % et celui de myopie forte est de l’ordre de 4-5 %. »
Manque de lumière
Les raisons de cette augmentation sont multiples. Certes, « il existe des facteurs génétiques qui prédisposent à moins bien lutter contre les éléments environnementaux auxquels on est exposé, et qui accentuent notre prédisposition à devenir myope, remarque Élise Philippakis. Mais, hormis dans les myopies syndromiques [c’est-à-dire résultant de pathologies oculaires, NDLR] et certaines familles de myopes forts, ces facteurs sont probablement mineurs. » De fait, pour les scientifiques, il n’y a plus de doute : l’évolution de la myopie est surtout liée à des phénomènes environnementaux, à savoir la diminution de l’exposition à la lumière naturelle (voir NOTA BENE 1 : La voie dopaminergique), l’augmentation du temps passé en intérieur et la diminution des activités de loin. En Chine, une enquête menée durant le confinement a montré une progression de la myopie de 21 % chez les enfants entre 6 et 8 ans, contre 6 % l’année précédente, liée au travail de près et à une moindre exposition au spectre de la lumière naturelle.
Chaque degré compte
« La myopie est un phénomène de croissance de l’œil qui crée un œil trop long. Chez le myope, et notamment le myope fort, le processus de régulation de la taille de l’œil est perturbé et il ne s’arrête pas de s’allonger une fois arrivé à l’âge adulte, à la différence d’un individu non myope après 18 ans chez lequel l’œil ne s’allonge plus », indique Elise Philippakis. Or, chaque dioptrie de myopie (unité de mesure utilisée pour définir la puissance d’un verre correcteur) correspond à un risque théorique de perte de vision de l’ordre de 30 à 40 %. Ainsi, les populations myopes sont-elles plus exposées à des complications telles que le décollement de la rétine (lorsque la rétine se sépare de la paroi oculaire à laquelle elle est normalement collée), le glaucome (maladie oculaire dans laquelle le nerf optique se détruit progressivement), la cataracte (qui est une opacification progressive du cristallin de l’œil) ou, pour les myopes forts, à diverses maculopathies myopiques (c’est-à-dire une atteinte de la macula, qui est la zone centrale de l’œil où convergent les rayons lumineux).
« Ces individus myopes forts sont à très haut risque, à court ou moyen terme, d’une baisse de vision, d’une malvoyance, voire d’une cécité d’un œil ou des deux yeux, souligne Christophe Orssaud, neuro-ophtalmologue à l’hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP) qui héberge un des centres de maladies rares ophtalmiques. Avec une augmentation régulière du nombre de myopes forts, dans une trentaine d’années, nous serons donc confrontés à un nombre important de déficients visuels, pourtant encore jeunes et en âge de travailler. En freinant la myopie, même un peu, on évite une trop forte évolution et on diminue sérieusement le risque de complications. » D’où l’importance d’agir tôt auprès des enfants chez lesquels la croissance de l’œil se fait surtout entre 6 et 15 ans.
Les sociétés savantes d’ophtalmologie s’accordent toutes aujourd’hui pour préconiser des mesures simples de prévention, la première étant que les jeunes passent au moins deux heures par jour à l’extérieur pour s’exposer à la lumière naturelle. Lorsqu’ils sont en intérieur, « il s’agit d’utiliser moins de LED et le plus possible la lumière du jour, par exemple en s’installant près d’une fenêtre quand on travaille », explique Élise Philippakis. Autre recommandation : il importe que les activités de près se fassent à une distance de 30 cm en appliquant la règle des 20-20-20 (toutes les 20 minutes, regarder pendant 20 secondes, à 20 pieds, c’est-à dire 6 mètres). « Ce ne sont donc pas tant les écrans en soi qui sont problématiques que la distance à laquelle ils sont placés. De même, on ne lit pas couché sur le ventre, et on n’écrit pas avachi sur sa table, avec le livre ou le cahier à 10 cm des yeux », conseille la spécialiste, qui relève que, dans les pays asiatiques, des systèmes permettant de fixer la feuille à bonne distance des yeux ont été installés sur les tables des écoliers. Dernière consigne : veiller à ce que la quantité de sommeil soit suffisante, soit au moins 9 heures par nuit.
Des freins en action
Une fois ces mesures de prévention établies, divers moyens destinés à freiner la myopie existent, comme l’utilisation d’un collyre à base d’atropine très faiblement dosée (0,01 %), une substance qui agit sur l’accommodation (voir NOTA BENE 1 : La voie dopaminergique). Autre moyen de freination possible : l’orthokératologie (lentilles portées de nuit destinées à remodeler la cornée). Mais les verres freinateurs (qui existent aussi sous forme de lentilles), bien tolérés et faciles d’accès du fait d’un marché de l’optique dynamique, sont la solution qui remporte le plus de suffrages. Ils corrigent la vision au centre, mais bloquent, par des microfacettes situées en périphérie, le défocus hypermétropique (voir NOTA BENE 1 : La voie dopaminergique) qui suscite l’élongation de l’œil. Reste qu’ils représentent un coût non négligeable pour la Sécurité sociale.
NOTA BENE 1 : LA VOIE DOPAMINERGIQUE
Plusieurs mécanismes complexes entrent en jeu dans la myopisation. Le premier d’entre eux est l’exposition à la variabilité du spectre de la lumière naturelle : cette dernière influence la sécrétion de dopamine (transmetteur permettant la communication entre certains neurones), ce qui envoie un message au globe oculaire et ralentit son élongation. Mais un processus optique intervient également dans la myopie, appelé « défocus hypermétropique » : l’œil myope reçoit les rayons centraux trop en avant de la rétine ce qui crée la vision floue de loin, mais les rayons périphériques sont, quant à eux, reçus trop en arrière, ce qui entretient l’allongement de l’œil. Enfin, l’accommodation (cette mise au point automatique de l’œil pour voir net les objets qui l’entourent, quelle que soit la distance) entraîne une contraction du muscle ciliaire (muscle oculaire) qui induit probablement une contrainte mécanique sur la sclère (la membrane blanche et opaque de l’œil) et provoque également l’agrandissement de l’œil.
NOTABENE 2 : DIVERS DEGRES DE MYOPIE
- Lorsque la correction optique est entre 0 et - 6 dioptries, on parle de myopie moyenne ou faible. Les complications existent mais sont rares.
- La myopie dite « forte » se définit par un degré de correction supérieur à - 6 dioptries et une longueur axiale oculaire supérieure à 26 mm. Entre - 6 et - 10 dioptries, le risque de complications graves est accru, mais c’est autour du seuil de - 10 dioptries que la myopie devient pathologique et expose à des handicaps visuels.